Phénomène de société : Les produits éclaircissants, une contradiction africaine
«Le plus grand secret du bonheur, c’est d’être bien avec soi» a dit Fontenelle. «Il vaut mieux se faire détester pour ce que l’on est que de se faire aimer pour ce que l’on n’est pas» ajoute pour sa part, André Gide.
Après en avoir établi les constats et décrit avec des chiffres à l’appui l’ampleur de ce phénomène de société qu’est la dépigmentation, les idées saugrenues derrière cette pratique, Moussa Bagayoko propose quelques pistes pour lutter contre les conséquences des crèmes éclaircissantes.
Dans les villes, ce phénomène est entré dans les mœurs et, parfois, les femmes qui n’y ont pas recours sont presque devenues l’exception. Certains hommes aussi s’y sont mis, même si, à vue d’œil, cela reste tout de même marginal en Afrique de l’Ouest.
Les raisons sont multiples, mais celles qui viennent spontanément, relèvent du complexe physique, de la perception de la beauté, du phénomène de mode et de l’ignorance.
Il est parfois indiqué que c’est la faute des hommes qui, souvent, associent la beauté à ce qui est clair, qui se retournent davantage sur les dames claires au nez droit que sur les femmes couleur ébène et au nez plus évasé.
Il revient aussi souvent, dans le fond de nos croyances, dans les mystères des cauris, que la réussite d’un homme tiendrait du type de femme qu’il épouserait ; et ce type est bien plus souvent clair que noir.
Tout y participe, en fin de compte, à faire croire aux femmes qu’elles sont plus belles claires que noires ; qu’elles sont plus sexy claires que noires ; que leur attrait tient plus à leur teint qu’à tout autre critère.
Même nos grandes stars n’y ont pas échappé, à commencer par le plus célèbre d’entre eux : Michael Jackson. La pop star Dencia a lancé avec succès la crème Whitenicious qui, selon sa promotrice, éclaircit mais ne décolore pas. Cette culture est si ancrée que même les spots publicitaires sur les produits de beauté, mais pas seulement, se focalisent encore et toujours sur ces femmes à la peau claire, accentuant la croyance et impactant les mentalités de tant de femmes.
Face à tant de préjugés, de croyances, de stéréotypes disséminés, les produits éclaircissants sont entrés dans la norme. Et ni les informations sur leurs effets à plusieurs égards dévastateurs, ni le socle social qu’est la famille en terre africaine, ni les hommes, principaux «consommateurs», ni un Etat assailli par mille et un problème, ne parviennent à stopper la déferlante éclaircissante sur le monde féminin ouest-africain.
Et pourtant, il y a de quoi : c’est une urgence sanitaire, une question de santé publique et, je dirais même une question philosophique. Toutefois, la question n’est plus seulement sanitaire et philosophique, elle est aussi économique. Une véritable industrie est née de ce besoin créé, entretenu et devenu une impérieuse nécessité pour une majorité de femmes citadines.
1. Quelques constats et chiffres sur ce phénomène de société
«La dépigmentation, par définition, est comme la décoloration. C’est-à-dire essayer de changer la couleur de la peau. Par exemple, les peaux noires qui cherchent à blanchir leurs peaux. Les blanches aussi pour faire bronzer la leur. C’est ça qu’on appelle la dépigmentation». La dépigmentation détruit la mélanine (pigment brun/noir qui donne sa couleur à la peau) qui nous protège contre les rayonnements solaires et favorise toutes les maladies de la peau et d’autres maladies (la dermatophytie, l’acné, l’hypertension artérielle, le diabète, même le cancer de la peau).
Très souvent, les maladies liées à la dépigmentation font apparaître des tâches sur les corps. Il s’agit de «l’ocronose» provoquée par les crèmes utilisées sur le corps ; les zones décolletées, c’est-à-dire les zones qui ne sont pas couvertes par l’habillement, deviennent noires. En général, c’est au niveau des côtes, des visages, du haut du dos, au niveau du bras ;
• Une enquête journalistique a indiqué que non seulement de nombreuses femmes sont friandes des produits dépigmentant la peau, mais parfois sous les incitations et encouragements de leurs conjoints qui vont parfois jusqu’à les devancer dans le choix des produits ;
• La plupart de ces produits sont importés, engendrant une double peine pour la société : économique et sociale ;
• Les mélanges sont légion, sans préjudice des conséquences sanitaires au service de la Beauté reine ;
• De nombreux produits éclaircissants contiennent de l’hydroquinone, qui provoque les boutons sur les visages, affaiblit la peau et détruit les mélanines. A long terme, les produits éclaircissants entrainent «le tricône» avec des parties du corps plus foncées que d’autres, de la vergeture, des maladies comme l’atteinte rénale, le diabète, etc. Ils peuvent même développer chez certains l’hypertension artérielle à long terme. L’utilisation des produits éclaircissants peut entraîner la perte de la vue car certains des produits contiennent des corticoïdes qui ont des effets très néfastes sur les yeux. Les produits éclaircissants contenant du mercure sont dangereux pour la santé « .
•Des produits éclaircissants vendus à la pharmacie ont pour but très souvent de lutter contre une maladie de la peau nommée «essaimage», contre les allergies cutanées pour casser un peu l’inflammation. Certaines crèmes blanchissantes peuvent être utiles pour soigner des affections comme le Mélasme, mais elles doivent être prescrites et surveillées de près par un dermatologue, sinon elles peuvent être dangereuses «
• L’abandon de la pratique a pour conséquence le noircissement de la peau et le traitement est long (plusieurs mois) ;
• Selon l’Organisation mondiale de la santé, 4 femmes africaines sur 10 utilisent des produits éclaircissants pour la peau. En Afrique, le Nigeria arrive en tête de liste avec 77% des femmes utilisant des produits éclaircissants pour la peau, viennent ensuite le Togo (59 %) et l’Afrique du Sud (35 %). Mais l’Afrique n’est pas seule concernée, 2 femmes sur 5 utilisent les produits éclaircissants en Chine et 3 sur 5 en Inde ;
•L’industrie mondiale de l’éclaircissement de la peau pèse 4,8 milliards de dollars en 2017 et elle devrait presque doubler pour atteindre 8,9 milliards de dollars en 2027. La demande provient principalement des consommateurs de la classe moyenne en Asie et en Afrique.
• Les produits éclaircissants comprennent une gamme de produits tels que : les savons, crèmes, gommages, comprimés et même des injections conçues pour ralentir la production de mélanine, tous incroyablement populaires ;
• Certaines femmes au Ghana prenaient une pilule éclaircissante contenant l’antioxydant glutathion dans l’espoir qu’elle éclaircirait la peau de leur enfant à naître dans l’utérus.
• L’Afrique du Sud a la législation parmi les plus sévères contre les produits éclaircissants. La Gambie, la Côte d’Ivoire et le Rwanda ont tous interdit les produits éclaircissants contenant de l’hydroquinone, qui réduit la production de mélanine, mais peut aussi causer des dommages cutanés permanents. Au Burkina Faso, les publicités flattant les produits éclaircissants sont interdites depuis 2006. Depuis 2006, la République démocratique du Congo interdit la fabrication, la commercialisation et l’utilisation des produits décapants
• « Les produits contenant du mercure sont encore fabriqués en Chine, en République dominicaine, au Liban, au Mexique, au Pakistan, aux Philippines, en Thaïlande et aux États-Unis ». L’UE et de nombreux pays africains ont interdit les produits de soins de la peau contenant ce métal.
• Les principaux effets néfastes du mercure inorganique, contenu dans les savons et crèmes éclaircissants pour la peau sont: lésions rénales, éruptions cutanées, décoloration de la peau et cicatrices, capacité réduite à résister aux infections bactériennes et fongiques, anxiété, dépression ou psychose et neuropathie périphérique.
• De nombreux projets existent de par le monde pour combattre les stéréotypes sur la peau noire :
– Dark is beautifull’ est l’une de ces initiatives qui encourage les femmes indiennes à éviter les produits de blanchiment de la peau ;
– Les organisateurs de l’équivalent pakistanais d’UnFair & Lovely font passer le message « Il n’est pas nécessaire d’avoir la peau claire pour être belle ».
– Le projet Beautywell aux États-Unis vise à mettre fin aux pratiques d’éclaircissement de la peau et à l’exposition aux produits chimiques parmi la communauté migrante somalienne.
– la campagne « S’aimer au naturel » initiée depuis 2021 par le site d’information myafricainfos.com et Pensées Noires Magazine.
– Selon le Journal International de Dermatologie sur la dépigmentation en Afrique, le taux de prévalence de la dépigmentation en Afrique était de 27% en 2018.
-Les produits dépigmentants pour adultes contiennent souvent des substances toxiques : l’hydroquinone, le clobétasol, les dérivés de mercure, de l’acide kojique et du glutathion.
-L’offensive contre les produits éclaircissants, lancée par le gouvernement rwandais, continue à alimenter le débat dans ce pays. De nombreux utilisateurs estiment que les autorités n’ont pas le droit d’imposer leur vision du monde quelles que soient leurs raisons. “Je suis très triste que ces produits sont interdits. Nous allons juste utiliser ce qui est disponible ici. Mais les gens qui ont pris cette décision doivent savoir que ces produits permettent aux femmes de bien se sentir”.
– La Melanin Foundation est une organisation non gouvernementale basée à Genève qui lutte contre le blanchiment de la peau.
– Le mercure est considéré par l’OMS comme l’un des dix produits chimiques ou groupes de produits chimiques extrêmement préoccupants pour la santé publique. Il peut notamment entraîner des cancers de la peau.
2. Ces idées qui militent pour l’éclaircissement
•La perception de la beauté
C’est davantage la qualité de la peau, les éléments du corps qui en font sa beauté, plutôt que sa couleur et, plus que cela, c’est davantage le regard que vous portez sur vous-même qui vous fait rayonner.
Il est vrai que dans le monde d’aujourd’hui, le blanc est devenu la symbolique de la beauté. Une star, adepte des produits éclaircissants, disait qu’une femme se marie en blanc et comme disait Mohamed Ali, énormément de choses positives sont blanches et ce qui est négatif noir. Mais on ne peut reprocher aux gens de couleur blanche de faire leur propre promotion, en revanche on peut reprocher aux gens de couleur noire de ne pas faire plus souvent leur propre promotion.
Au fond, c’est une question d’état d’esprit, c’est une question de caractère, c’est une question d’éducation et d’où que l’on soit dans le monde, et quelles que soient sa couleur et celle qu’on se serait donnée, vous serez toujours seul et désorienté si vous ne vous entendez pas avec vous-même. Comme disait Eleanor Roosevelt «Personne ne peut vous sentir inférieur sans votre consentement».
•Le complexe physique
Peut-être devrions-nous, hommes et femmes africains, reléguer davantage au second plan notre humilité parfois contre-productive et célébrer plus souvent, plus constamment, dans la durée, la beauté de la femme noire à l’instar du poète et homme d’Etat, Senghor.
Peut-être devrions-nous faire comprendre à toute cette jeunesse africaine à quel point il est important pour un peuple, qui a tant souffert de la couleur de sa peau, de ne pas au final donner raison à ceux qui nous tenaient en si petite estime par notre différence.
Peut-être est-il utile de rappeler à toutes ces personnes, pour qui l’éclaircissement est une solution à leur bien-être, de se préoccuper davantage de leur caractère que de leur apparence. Car dans la durée, l’un se flétrit inexorablement et l’autre vous rend plus fort.
Peut-être devrions-nous multiplier les modèles qui nous ressemblent et démystifier progressivement ce qui leur sert d’exemple.
Peut-être qu’au bout du bout, devrions- nous leur dire qu’il y a en chacune et chacun d’eux davantage de choses à aimer qu’à détester.
•La mode
Comme la mode, la beauté a deux caractéristiques principales : son côté éphémère et sa dimension superficielle. Evidemment, cela ne lui enlève en rien son intensité et son moment de gloire.
S’éclaircir la peau est devenu une mode dans nos pays, même s’il est vrai qu’elle est davantage un phénomène citadin que rural. En revanche, elle sévit dans toutes les classes sociales, la différence étant parfois la qualité des produits utilisés (poids du porte-monnaie).
Mais ce phénomène de mode n’a pas le succès du modèle qu’il souhaite imiter, plusieurs tentatives d’éclaircissement n’apportent pas l’apaisement et l’épanouissement souhaités. De nombreuses femmes voient leur peau devenir multicolore sur la zone où le produit a été appliqué, alors que d’autres voient apparaître des vergetures, de l’acné, ou une atrophie.
•L’ignorance
Combien de personnes savent à quoi elles s’exposent par l’utilisation abusive de produits éclaircissants ? Combien de personnes s’intéressent à la composition des produits qu’elles utilisent ? Combien de personnes consultent un dermatologue avant de démarrer un traitement blanchissant ? Un nombre infime comparativement au nombre d’utilisateurs. Dans ce domaine, comme dans tant d’autres, l’ignorance est la mère de tous les maux.
•Recherche de conjoint/Regard du conjoint
Si votre conjoint veut que vous ressemblez à quelqu’un d’autre pour vous aimer, s’il vous donne des complexes sur votre couleur, si vous ne vous sentez pas désirée en raison de votre peau noire ébène ou whatever, vous ferez mieux, dare-dare et sans délai, de prendre vos jambes à votre cou et vous sortir de cette malsaine situation.
Si vous pensez que vous ne pouvez conquérir un cœur sans blanchir votre peau, que le regard de l’autre détermine votre confiance en soi, que le monde appartient à ceux ou celles qui sont clairs, alors vous devez d’abord apprendre à croire en vous-même. Et quand vous y arriverez, vous saurez que vous n’avez nul besoin de convaincre les autres, de leur approbation car vous serez certainement accepté pour ce que vous êtes et non pour ce que les autres voudraient que vous soyez.
3. Propositions pour lutter contre les conséquences des crèmes éclaircissantes
• Intégrer la lutte contre les conséquences des produits éclaircissants comme un problème de santé publique ;
• Démarrer une campagne de sensibilisation dans toutes les villes du Mali sur les conséquences des produits éclaircissants, notamment à travers les médias populaires (radio, télé, réseaux sociaux et affichages, organisations nationales telles que CAFO) ;
• Réglementer la publicité et, notamment, celle des produits de beauté pour mettre en valeur la diversité des couleurs de peau ;
• Interdire les produits éclaircissants nocifs à la santé avec le concours des organismes et organisations nationales et internationales (Ordre des médecins, OMS…) ;
• Fiscaliser fortement ; comme le tabac ; les produits éclaircissants ;
• Créer une brigade d’investigation pour détecter et combattre les produits éclaircissants sur le marché noir ;
• Créer et/ou renforcer des émissions de santé sur les radios et télévisions publiques pour parler des conséquences des produits nocifs à la santé, y compris les produits éclaircissants ;
• Renforcer le contrôle au niveau des frontières sur l’entrée des produits de beauté ou éclaircissants ;
• Faire la promotion des produits naturels ou pharmaceutiques nourrissant ou alimentant la peau ;
• Investir dans la recherche pour les maladies de la peau ;
• Créer un centre d’appel et un cadre médical pour lutter contre les effets des produits éclaircissants.
«Il vaut mieux se faire détester pour ce que l’on est que de se faire aimer pour ce que l’on est pas», André GIDE
Moussa Bagayoko, Consultant