« Sortir avec un collègue ? L’enfer » : pourquoi l’amour au travail est en voie de disparition
Le bureau, autrefois terrain de jeux pour le flirt et la drague, semble avoir changé de règles. Entre télétravail, évolution des relations sentimentales et frontières de plus en plus floues entre vie pro et perso, de nombreux salariés préfèrent désormais séparer l’amour du travail.
A voir un crush sur un ou une collègue, c’est une anomalie discrète dans le ronron des journées bien rangées. Un regard qui s’attarde un peu trop longtemps à la machine à café, une tension qui monte sur un dossier compliqué, une présence que l’on finit par chercher sans même s’en apercevoir. Rien de tangible, juste un léger déplacement de l’équilibre.
« Même si je suis heureuse en couple, j’ai toujours entretenu ce petit vertige au bureau, ça me motive à me lever le matin », confie Gabrielle, 33 ans. Et elle est loin d’être la seule : 41 % des Français reconnaissent avoir déjà fantasmé sur un ou une collègue. Plus d’un homme sur deux et une femme sur trois. Loin d’être un simple jeu d’esprit, certains franchissent parfois la ligne : 26 % des Français admettent s’être livrés à des jeux de séduction alors qu’ils étaient en couple, et 16 % reconnaissent avoir trompé leur conjoint avec un partenaire de travail.
Romain, 52 ans, a sauté le pas il y a dix ans, avec une stagiaire d’un autre service. Tout a commencé par des messages échangés sur X, des discussions professionnelles qui ont peu à peu dérapé vers autre chose. « On est allés déjeuner plusieurs fois ensemble. Elle était célibataire, et de mon côté, ça n’allait plus dans mon mariage depuis des années. Alors on a joué, on a testé nos limites. Et puis, un jour, à quelques rues du bureau, on s’est embrassés dans une ruelle après une pizza. »
L’histoire ne s’est pas arrêtée là. Quelques semaines plus tard, ils sont rentrés ensemble d’une soirée d’entreprise. Le désir était trop évident pour être contenu. « Dans les jours qui ont suivi, il y a eu ce moment absurde, presque comique, dans les toilettes de l’entreprise, raconte-t-il, un sourire en coin. Elle est sortie la première. Quelques minutes plus tard, j’ai reçu un message : C’est bon, tu peux y aller maintenant ! ».
Quand l’interdit attise le désir
Les aventures au bureau sont excitantes parce qu’elles flirtent avec l’interdit. Un peu comme lorsque, adolescent, on séchait un cours, le cœur battant, grisé par la légèreté d’une entorse aux règles. Ce n’est pas tant l’acte en lui-même qui électrise, mais le frisson du contournement, cette tension feutrée qui fait vaciller le quotidien sous les néons froids de l’open space. Le sexothérapeute américain Jack Morin (The Erotic Mind, Harper, 1996) a résumé ces attirances brûlantes en une équation : attirance + obstacle = excitation. Et il faut dire que l’environnement de travail, avec son cadre rigide, ses règles tacites et son ballet d’apparences à préserver – des vêtements trop sages pour séduire, des attitudes maîtrisées – est un terrain de jeu idéal.
Longtemps, pourtant, on nous a fait croire que l’amour s’arrêtait au seuil des bureaux, que les sentiments n’avaient droit de cité qu’en dehors des horaires de travail, loin des dossiers et des écrans allumés. Pas de ça chez nous, répétait-on dans les étages, en chœur avec les services RH. Comme si huit heures par jour, cinq jours sur sept, ne finissaient pas par rapprocher. Dans les années 1990 et 2000, le bureau arrivait en deuxième position parmi les lieux de rencontre amoureuse, juste après le cercle amical.
Et si certaines entreprises ont essayé d’ériger des barrières, de contenir ce qui leur échappait, la loi, elle, ne s’en est jamais mêlée. L’article L1121-1 du Code du travail est clair : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnées au but recherché. » Autrement dit, aucun règlement intérieur ne peut interdire une relation entre collègues. Un employeur ne peut sanctionner, muter ou licencier un salarié sous prétexte qu’il a aimé – ou qu’il n’aime plus. Le droit ne légifère pas sur les sentiments. Il constate, parfois, les dégâts.
L’amour au travail est-il en train de disparaître ?
Et si, sans qu’on l’ait vu venir, l’amour au travail s’effaçait peu à peu, comme une habitude qui se perd ? S’il n’a pas totalement disparu, il s’est dissous, insaisissable, à l’image des relations elles-mêmes. Les applications ont rebattu les cartes, précipité les élans, raccourci les attentes. On se plaît, on se matche, on s’oublie. Tout va vite, trop vite. À l’ère de l’amour liquide, concept forgé par le philosophe Zygmunt Bauman, les histoires naissent dans l’instant et s’effacent tout aussi vite. L’engagement est devenu une parenthèse, la prudence, une habitude. L’autre, un frisson éphémère, aussitôt vécu, aussitôt remplacé.
« Je change souvent de partenaire et je ne suis pas prêt à me poser, alors je préfère éviter les histoires avec des collègues, raconte Martin, 31 ans. On pourrait me coller l’étiquette du collectionneur, et ce ne serait pas bon pour ma réputation. » Et puis, pourquoi prendre le risque ? « Franchement, gérer une rupture au bureau, croiser son ex tous les matins à la machine à café, supporter les regards en coin en réunion… Personne n’a envie de ça. Si en plus il y a un lien hiérarchique, c’est encore pire, observe Johanna Rozenblum, psychologue clinicienne. Avant, on se posait moins de questions, mais aujourd’hui, on anticipe. On cloisonne, on garde ses distances. »
Le télétravail n’a rien arrangé
D’autant que, selon une étude du cabinet Technologia publiée en 2024, un tiers des personnes ayant vécu une rupture au travail en garde des traces : malaise persistant, tensions, parfois de véritables séquelles. Pour 8 %, l’expérience a même été qualifiée de traumatisante. De quoi nourrir une prudence grandissante. « La grande majorité des Français estime que les risques de dérive en cas de relations au travail sont importants, voire très importants », notent les auteurs de l’étude. Ce qui relevait autrefois du frisson discret ressemble aujourd’hui à une prise de risque, une mécanique aux engrenages trop incertains.
Enfin, la généralisation du télétravail n’a rien arrangé. Les discussions qui naissaient au détour d’un couloir ou d’une pause-café se sont évaporées, remplacées par des messages laconiques sur Slack, des réunions en visio où l’on coupe son micro dès que son tour est passé. Fini, les afterworks improvisés, les déjeuners entre collègues où l’on refaisait le monde entre deux bouchées. Désormais, on se connecte à l’heure, on échange sur l’essentiel, on se déconnecte aussitôt. Moins d’occasions de se croiser, moins d’instants volés, moins d’histoires qui commencent sans prévenir.
« Au début de ma carrière, je faisais des efforts, je discutais avec mes collègues, j’essayais de créer du lien. Mais avec le télétravail, je m’investis moins émotionnellement dans mon boulot. Je fais ce qu’on attend de moi, rien de plus. Les relations restent cordiales, mais elles ne dépassent pas le cadre professionnel, confie Céline, 28 ans. J’ai l’impression que c’est très différent de la génération de mes parents. Eux faisaient toute leur carrière dans la même entreprise, leurs collègues devenaient des amis, parfois une deuxième famille. Moi, je prends ce qu’il y a à prendre : le salaire, les avantages… et ça s’arrête là. » Selon une étude YouGov, 67 % des moins de 30 ans n’ont jamais été troublés par un ou une collègue. Pas une attirance, pas une tentation. Et parmi ceux qui ont ressenti quelque chose, seuls 42 % ont osé franchir le cap. Le bureau n’est plus un terrain de chasse, juste un lieu de passage.
Séparer la vie professionnelle et la vie personnelle
« Avec le partage de connexion, les mails et le télétravail, ma vie pro déborde déjà sur le perso. Sortir avec un collègue ? Ça serait l’enfer. À la limite, si je savais qu’il part bientôt de l’entreprise, peut-être… Mais franchement, les probabilités sont minces », glisse Juliette, 35 ans. Son téléphone vibre. Elle l’ignore.
Comme huit Européens sur dix, la trentenaire se heurte au blurring, ce brouillage subtil où le travail ne finit jamais tout à fait. Une notification pendant le dîner, un mail le dimanche après-midi. On croit avoir fermé la porte, on n’est qu’entrebâillée. Juliette imagine déjà à quoi ressemblerait sa vie si elle sortait avec un de ses collègues : des discussions qui s’éternisent après les réunions, des silences qui en disent trop, un open space qui murmure. Et après ? Des disputes qui interfèrent dans le rendus des dossiers, des regards qui s’évitent en visio, des matins en télétravail où tout est déjà trop lourd avant même le premier café. Alors, comme ses amies, elle préfère tout verrouiller.
Les histoires sentimentales au bureau, si discrètes et complexes soient-elles, n’ont pas totalement disparu. « On ne peut pas s’affranchir de toute relation sur le lieu de travail, mais si c’est possible, il faut tout faire pour éviter que cela ne vire au vaudeville », avertit Loïck Roche, directeur académique à Igensia Education et auteur de Cupidon au Travail (2006). La frontière entre vie personnelle et professionnelle, déjà fragile, se dissout encore davantage dans un monde où télétravail et échanges numériques brouillent sans cesse les limites.
C’est d’ailleurs dans ce flou que les choses dérapent : lorsque les rôles se confondent, l’intime et le professionnel s’entrelacent, créant des tensions et des ambiguïtés qu’il devient de plus en plus difficile de gérer, tant sur le plan émotionnel que professionnel. « Dans un monde idéal, on travaillerait avec les gens pour ce qu’ils font et on les aimerait pour ce qu’ils sont », conclut le chercheur. Mais la réalité échappe à cette simplicité. On reste humain, avec nos désirs, nos failles, nos émotions. Et à un moment, tout déborde, inévitablement.
Source: https://www.lepoint.fr/
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